L’année 2023 marque le 30e anniversaire de l’entrée en vigueur de la Convention sur la diversité biologique. Pourtant, si les grands forums mondiaux – COP 15 de Montréal en décembre, Conseil de l’Autorité des fonds marins de Kingston et One Forest Summit de Libreville en mars – ponctuent l’actualité des derniers mois, la compréhension fine des enjeux de biodiversité reste encore limitée à un collège d’experts.

Le péril climatique a longtemps phagocyté les débats politiques, économiques et médiatiques, beaucoup considérant que la lutte contre le changement climatique irait automatiquement de pair avec la préservation du vivant.

Or si les conséquences de la perte de biodiversité semblent moins criantes que les catastrophes climatiques, leur ampleur donne des sueurs froides : nous serions à l’aube d’une 6e extinction de masse avec un rythme de disparition des espèces 100 à 1 000 fois supérieur au taux naturel ; près de 75 % des milieux terrestres et 40 % des écosystèmes marins seraient déjà dégradés.

En tant qu’investisseurs, pourquoi intégrer les enjeux de biodiversité dans les investissements ? Comment appréhender à la fois les dommages causés par l’activité des émetteurs sur les écosystèmes et les risques que la perte de biodiversité fait courir à une entreprise ou un secteur ?

Si le financement est bien le nerf de la guerre pour accélérer la transition vers un monde plus durable, encore faut-il être capable de séparer le bon grain de l’ivraie pour orienter les flux financiers vers les projets économiques les plus viables sur le long terme. À court terme, de nombreux secteurs ont des impacts négatifs sur la biodiversité qui ne sont pas valorisés, mais à long terme ces mêmes secteurs verront leur activité se tarir et leur valorisation se dégrader si le capital naturel et la biodiversité ne sont pas préservés.

Oui, les énergies fossiles aggravent bien à la fois le réchauffement climatique ET la perte de biodiversité.

Selon les estimations du GIEC1, près de 2 390 giga tonnes de Gaz à Effet de Serre (GES) ont été libérés depuis l’ère préindustrielle. Les effets des concentrations atmosphériques de GES sont multiples et particulièrement néfastes pour la biodiversité : augmentation des températures moyennes, modification des régimes de précipitations, développement de phénomènes météorologiques extrêmes, appauvrissement en oxygène, acidification des milieux aquatiques...

La majeure partie des émissions de GES proviennent d’énergies fossiles, soit par leur usage (la production d’électricité ou le transport, essentiellement), soit par leur méthode d’extraction. Et lorsqu’il s’agit de combustibles fossiles dits « non conventionnels ou controversés » (sables bitumineux, pétrole et gaz de schiste, gaz de houille, forages en eaux profondes, mountain top removal – une méthode d’extraction du charbon responsable de la destruction de plus de 500 sommets depuis 1980…), les impacts sont très significatifs, à la fois sur le climat et sur le vivant.

Les écosystèmes sont altérés par le changement climatique, alors même qu’ils en atténuent les effets (stockage de carbone dans la biomasse, dissolution du CO2 dans l’eau de mer). Le changement climatique et l’érosion de la biodiversité s’amplifient ainsi mutuellement par un phénomène de boucle de rétroaction négative ou positive, rendant vertueuses les mesures de protection et de restauration des écosystèmes, à la fois pour le climat et pour les écosystèmes.

Ces remèdes au dérèglement climatique qui nuisent à la biodiversité

Dans le scénario Net Zero Emissions (NZE), les émissions mondiales de CO2 liées à l’énergie et aux procédés industriels chutent de près de 40 % d’ici 2030 pour atteindre la neutralité en 2050, grâce à une réduction drastique des combustibles fossiles, à l’augmentation du renouvelable et des énergies alternatives (éoliennes et panneaux solaires, hydrogène, bioéthanol…).

Pour remplacer les hydrocarbures et atteindre ses objectifs à horizon 2050, l’Union européenne aura toutefois besoin d’une quantité considérable de métaux rares (35 fois plus de lithium qu'aujourd'hui, deux fois plus de nickel, + 330 % de cobalt, + 35 % d’aluminium et de cuivre...), indispensables aux équipements de demain (voitures électriques, rotors d'éoliennes, unités de stockage...)2.

Or, la faible teneur de métaux dans les minerais, associée à des méthodes d’extraction consommatrices d’eau et d’adjuvants chimiques génèrent des déchets dangereux pour l’eau et les sols3. Les stratégies d’atténuation climatiques fondées sur le vent ou l’eau qui nécessitent des infrastructures dédiées, le reboisement à grande échelle ou les plantations bioénergétiques (bioéthanol) s’accompagnent de dommages collatéraux sous-estimés : changement d’usage des terres, concurrence pour l’utilisation des ressources, modification des écosystèmes…

Il est donc essentiel d’analyser l’usage des énergies substitutives, en tenant compte de leur empreinte globale. Converger pour résoudre la double crise du changement climatique et de la perte de biodiversité sont deux des défis et des risques les plus importants auxquels les sociétés humaines doivent faire face aujourd’hui.

Pourquoi la préservation de la biodiversité est-elle une question essentielle pour les investisseurs ?

Plus de la moitié de la production économique mondiale dépend de la biodiversité de manière plus ou moins directe. Par conséquent, la perte de biodiversité constitue une menace majeure pour les moyens de subsistance humains, la sécurité alimentaire (35 % de la production alimentaire mondiale dépend de la pollinisation) et la santé publique.

En tant qu’investisseurs responsables, notre rôle est d’identifier les projets économiques qui ont le plus de chances de générer une performance durable. Nous analysons les incidences du changement climatique et de la perte de biodiversité pour chaque secteur et pour chaque émetteur, en intégrant les risques que ces « externalités » peuvent faire peser sur leur trajectoire de développement.

Chez Ostrum AM, pour aborder ces enjeux dans nos stratégies d’investissement, nous appliquons un
1er « filtre » via des politiques d’exclusion qui concernent des controverses « sévères », adossées aux principes de l’ONU en matière d’environnement ou de droits humains. Elles s’appliquent à l’ensemble des portefeuilles que nous gérons. Nous déployons également des politiques sectorielles qui, sur la base d’analyses très approfondies, évaluent les impacts des activités économiques sur le climat et sur la biodiversité. C’est le cas pour le charbon ou le pétrole et le gaz, par exemple.

En tant qu’actionnaire ou porteurs de dettes d’entreprises, les investisseurs peuvent influer significativement sur les pratiques pour inciter les entreprises à intégrer le climat et la biodiversité dans leur stratégie de croissance. L’engagement est un levier particulièrement puissant pour identifier avec les entreprises – en priorisant les secteurs les plus sensibles (agroalimentaire, BTP, automobile…) –, la pression qu’elles exercent sur le climat et les écosystèmes et, en miroir, les risques que les changements climatiques et les dommages sur la biodiversité font peser à leur activité. Le secteur automobile est particulièrement emblématique, puisque l’engagement est possible sur l’ensemble de la chaîne de production, depuis les fournisseurs de matières premières jusqu’au recyclage. Le prérequis pour un gestionnaire d’actifs est toutefois de se doter d’équipes de recherche pointues et aguerries.

Après le climat, la biodiversité : l’accélérateur règlementaire

Le règlement SFDR4 impose depuis 2021 aux acteurs financiers de communiquer sur la « durabilité » de leurs portefeuilles et l’article 29 de la Loi Énergie Climat va au-delà de la réglementation européenne, en précisant les exigences en matière de transparence, notamment sur les risques relatifs au changement climatique et à l’érosion de la biodiversité.

La Taxonomie verte devrait permettre de franchir une étape supplémentaire avec l’obligation d’évaluation de chaque activité économique à l’aune de son alignement avec l’objectif de « protection et de restauration de la biodiversité et des écosystèmes ».

La finalisation des travaux de la TNFD5 attendue pour le 3e trimestre devrait également aider les entreprises et les institutions financières à mieux identifier les risques et opportunités liés à la nature.

En effet, le bât blesse encore quant aux données disponibles et leur comparabilité sur un sujet où tous les acteurs – émetteurs, investisseurs – sont encore dans une courbe d'apprentissage, tant il est complexe et multi factoriel.

Vers une comptabilité « du prix du vivant »

Les entreprises ne payent pas encore le prix des services rendus par la nature, ni des pressions qu'elles y exercent. Il y a fort à parier qu’une comptabilité des externalités négatives sera mise en œuvre dans les années à venir pour valoriser les destructions opérées sur le climat et la nature. Un grand nombre d’industries ou de secteurs verraient alors leur rentabilité et leur profil financier modifié.

Achevé de rédiger le 23/05/2023

1 GIEC 6e rapport d’évaluation, publié le 9 août 2021

2 Metals for Clean Energy : Pathways to solving Europe’s raw materials challenge, KU Leuven

3 http://www.systext.org/ rapport d’étude Controverses minières volet 1 et volet 2

4 SFDR - Sustainable Finance Disclosure Regulation

5 TNFD -Taskforce for Nature-related Financial Disclosures, soit l’équivalent “biodiversité” de TCFD – Taskforce for Climate-related Financial Disclosures.

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Transition énergétique et biodiversité : un mariage difficile

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  • Nathalie Pistre

    Nathalie Pistre

    Directrice Recherche et ISR

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