Pendant 2000 ans, nous avons évolué sans contrainte sur le futur de l'humanité. Nous touchons désormais les limites planétaires, ce qui nous impose de changer notre façon de faire. Notre époque actuelle est ainsi marquée par un nombre inédit de transformations auxquelles nous devons tous nous adapter individuellement et collectivement, personnellement et professionnellement :  environnement, sociétal, gouvernance, numérique... Autant de mutations qui interviennent simultanément et à un rythme qui ne cesse d'accélérer.

• Quels sont ces transitions auxquelles nous sommes et serons confrontés ? 
• Quels sont les enjeux auxquels l'homme, les gouvernements, les entreprises vont devoir faire face ? 
• En quoi le secteur de la gestion d'actifs est-il concerné ? 
• Comment Ostrum Asset Management (Ostrum AM) a-t-elle fait évoluer son organisation et sa stratégie pour répondre à ces changements ? 

Nathalie Beauvir, Directrice des Transitions Durables et Philippe Waechter, Chef Économiste d'Ostrum AM partagent leurs points de vue d’experts sur ces challenges.

L’économie globale se transforme rapidement. Il y a deux dimensions. La première est macroéconomique, la seconde concerne davantage le comportement des acteurs de l’économie dans un tel environnement.

Philippe Waechter. Quels sont les défis auxquels l'économie globale fait face aujourd'hui ?

L'économie globale change de façon radicale. Nous avons eu une longue période où les comportements étaient plutôt coopératifs, coordonnés, et ça a plutôt bien fonctionné. Cependant, cette dynamique a pris fin avec la pandémie, suivie notamment par les pénuries de semi-conducteurs. Ça a changé les comportements. Alors, comment réfléchir à ces questions ? Il y a trois défis auxquels on peut être confronté aujourd'hui.

Le premier défi traduit les déséquilibres issus de cette période de coordination et de coopération, ceux provenant de longues périodes de globalisation. 
• Le point de départ, c’est la concurrence technologique très forte entre la Chine et les Etats-Unis. D'un seul coup, on a transféré beaucoup de technologie en Chine et la Chine est devenue un concurrent des Etats-Unis. Et ça s'est vu en 2016-2017, lorsque Donald Trump est monté au créneau contre « l'invasion », des technologies chinoises. 
• Le deuxième élément est que les pénuries auxquelles on a pu être confronté ont incité les gouvernements à se reconcentrer sur leur propre territoire. En d'autres termes, on avait, avant, un territoire qui était très ouvert, avec des opportunités partout. Aujourd'hui, le monde a tendance à se verticaliser. On veut être capable de suivre son propre destin. Il y a des nouvelles technologies et des innovations, et chacun veut être capable de les produire pour continuer à jouer le même jeu que les autres. D'où le retour d'un terme, qui est celui de la politique industrielle : le monde était très horizontal, il se verticalise. 
• Le troisième point sur ce premier défi, c'est un équilibre géopolitique qui a changé. Les tensions et la concurrence technologique, l’efficacité de la production ainsi que les conflits en Ukraine ou au Moyen-Orient ont fait que le monde s'est morcelé.  C’est la fin de la cohérence globale, puisque les Américains, les Européens, les Chinois, les Russes, les Indiens ne jouent plus tous la même partition. 
• Enfin, le quatrième point est la politique monétaire qui a été extrêmement accommodante pendant des années. Les banquiers centraux se rendent compte aujourd'hui que cette politique n'est probablement pas la plus efficace. Ils réfléchissent différemment.  
Ces quatre points sont issus de notre histoire.

Le deuxième défi est celui lié à la démographie. 
• Selon les projections , la population en Asie va diminuer très vite, de même que la population en Europe. La population aux Etats-Unis, elle, va continuer de progresser. L’équilibre va être affecté par ces trajectoires de population : celui qui a une population croissante va être plus fort que les autres. 
• Dans des populations qui vieillissent, - et c'est très clairement le cas en Europe - il faut réfléchir autrement à la distribution des revenus entre les actifs, c'est-à-dire ceux qui produisent et qui génèrent les revenus, et les retraités qui profitent des revenus créés. L'arbitrage est toujours compliqué à trouver, c’est un élément clé pour les prochaines années.

Le troisième défi est lié au changement climatique.
Comme l'agence européenne Copernicus l'a évoqué très récemment, 2024 est la première année qui dépasse le 1,5 degré par rapport à la moyenne préindustrielle . Nous sommes au-dessus de l'Accord de Paris, il faut donc prendre des mesures très rapidement pour rester dans un cadre viable. Pour mémoire, 1,5 degré est la limite basse où on commence à voir des effets irréversibles du réchauffement climatique sur les comportements. Cette situation milite pour que nous réduisions rapidement notre consommation d'énergies fossiles, concomitamment à la poursuite des investissements dans les énergies renouvelables et la captation de carbone. Parce qu'à un moment donné, si on veut rester à 1,5 degré, il va falloir capter du carbone à une très grande échelle.

Voilà trois défis très différents, mais auxquels le monde est aujourd'hui confronté et qui n'existaient pas il y a une dizaine d'années. C'est un véritable bouleversement, qui a des conséquences locales, des conséquences entre les grandes zones et qui va changer notre vie de façon durable.


Nathalie Beauvir. Comment ces transformations influent sur les pratiques de gestion d'acteurs tels qu’Ostrum AM ?

Les grandes transformations mentionnées par Philippe Waechter, et surtout la façon dont nous souhaitons les accompagner, influencent de facto notre gestion, à la fois en termes de risques et en termes d'opportunités d'impact et, in fine, en termes de pilotage de la double performance financière et extra-financière de notre gestion.
Alors que les investissements publics sont de plus en plus incertains dans un contexte social et géopolitique tendu, le rôle de la finance est plus que jamais d'actualité pour assurer et surtout accélérer le financement d'une économie durable. 

Toutefois, la façon dont s’effectue cet accompagnement doit évoluer. On constate aujourd'hui les limites d'une approche manichéenne de la transition qui reposerait uniquement sur les exclusions. Limites en termes de performance financière, puisqu'on réduit toujours plus les univers d'investissement, mais aussi limites en termes de disponibilité et de qualité des données sur lesquelles reposent ces exclusions.
Exclure une société ne garantit pas qu'elle va rehausser ses ambitions en matière de climat. Elle risque même, au contraire, d'aller chercher du financement vers d'autres investisseurs moins scrupuleux en matière de transition ou en matière d’ESG de manière plus globale. 

Par ailleurs, la transition, elle, ne doit pas être uniquement appréhendée sous l'angle du climat. Elle doit aussi tenir compte d'autres dimensions, notamment géographiques, technologiques, sociales et environnementales. En d'autres termes, elle doit être juste. De ce fait, ces grandes transformations et ces défis nous obligent à revoir nos pratiques de gestion et à évoluer vers une approche à la fois plus holistique, plus qualitative et plus engagée des enjeux de durabilité. Le tout, et c'est important de le souligner, dans un contexte réglementaire mouvant, polymorphe et de plus en plus contraignant.

Philippe Waechter. Si on revient à la macroéconomie, qui peut infléchir ces comportements sur les marchés financiers ?

Les banques centrales ont un rôle majeur, mais toutes n’ont pas la même vision. Aux États-Unis, la Réserve Fédérale n'a pas le sentiment qu'elle est un acteur majeur de la transition énergétique. Jerome Powell a dit clairement : « C'est une question que je laisse à la Maison-Blanche ». En revanche, en Europe, Christine Lagarde est très attentive à cette problématique. Elle a très clairement impulsé un changement de comportement au sein de la BCE.
Dans la revue sur la stratégie de la BCE en 2021, elle a intégré la question climatique et c’est un levier tout à fait considérable pour modifier les comportements. On pourra ainsi, une fois qu'on aura toute une série de normes comptables permettant de savoir qui est vertueux ou pas, avantager les entreprises qui sont les plus vertueuses sur le plan du climat. 

L'autre point, et c'est un aspect qui a été testé récemment par la BCE, est de voir comment le système financier allait résister aux chocs. Des stress tests ont été faits sur la trajectoire du climat, sur le passage du « brown » au vert, c’est-à-dire des industries carbonées à des industries plus vertes, incluant d'autres contraintes également.
Il en ressort que le système financier de la zone euro tiendrait plutôt bien le choc, même en cas de situation assez adverse. Notre système financier, sous l'impulsion de la BCE et des acteurs du marché, est un système qui tient bien la route. Même en cas d'une transition énergétique très importante.

Nathalie Beauvir. Comment Ostrum AM, en tant que société de gestion, intervient-elle concrètement aujourd’hui dans le cadre de la transition ?

Nous avons développé des stratégies d'investissement pour accompagner la transition, qui reposent sur plusieurs piliers interdépendants. 
Le premier, c'est le développement de politiques d'exclusion relatives notamment aux énergies fossiles. Nous avons publié une politique charbon et une politique pétrole et gaz non-conventionnels qui reposent notamment sur des seuils quantitatifs exigeants. 

Comme je l'ai mentionné précédemment, ce levier n'est plus suffisant. C’est pourquoi nous mettons l'accent sur l'intégration ESG. Cette approche qualitative de la double matérialité est menée par les analystes crédits qui s'appuient sur leur connaissance des secteurs et des entreprises. En particulier sur le climat, nous avons développé une méthodologie propriétaire d'évaluation des stratégies climatiques des entreprises, notamment dans les secteurs fortement émissifs, afin d'apprécier leur capacité et leur volonté de transitionner.

Le troisième pilier sur lequel nous agissons est celui de l'engagement et ce dernier se déploie sous plusieurs angles. 
• Tout d’abord, nous œuvrons à matérialiser les engagements Net Zero Asset Alliance (NZAO) de nos clients pour lesquels nous gérons un pourcentage significatif d'actifs avec un objectif de décarbonation, soit en termes de baisse de l'empreinte ou de l'intensité carbone, soit en termes d'alignement température.
• Ensuite, nous visons à concrétiser notre propre engagement climat. Nous étudions actuellement les modalités d'une adhésion à Net Zero Asset Manager Initiative (NZAMi). 
• Le troisième angle est celui qui a trait à nos activités de stewardship, que ce soit via nos actions d’’engagement et le dialogue, ou via notre politique de vote qui se veut active et responsable. En 2023, nous avons un taux de vote aux assemblées générales de 97 %.
Cette façon d'aborder le stewardship, au-delà de l'engagement actionnarial, est clé pour un acteur comme Ostrum AM, qui est un grand investisseur obligataire. Cette particularité nous a également amené à débuter un dialogue avec les émetteurs souverains sur la base de leur contribution aux Objectifs de Développement Durable (ODD), notamment pour la transition climatique, sur la base des ODD 7 - qui vise à garantir l'accès de tous à des énergies fiables et durables à un coût abordable et ODD 13 - relatif aux mesures prises par les Etats pour lutter contre les changements climatiques.
• Enfin, le quatrième angle est le financement de solutions via le déploiement de gammes thématiques d'impact et d'accompagnement. Nous avons ainsi lancé la stratégie « Climate and Social impact bond », axée sur la transition juste, 100 % investie en obligations durables et catégorisée article 9 au sens de la réglementation SFDR.


Nathalie Beauvir. Ostrum AM a de réelles ambitions sur la transition. Quel rôle la société entend-elle jouer afin d’aller encore plus loin sur ces grands enjeux ?

L’ambition d’Ostrum AM est d’être reconnu comme un partenaire avancé et engagé des transitions durables auprès de l'ensemble de nos parties prenantes. 
Pour ce faire, nous avons créé cet été la Direction des Transitions Durables, directement rattachée à la Direction Générale, qui est en charge des questions de RSE et de la prise en compte des facteurs de durabilité dans nos stratégies d'investissement. Elle vise à promouvoir les transitions durables de toutes nos parties prenantes, que cela soit nos employés, nos fournisseurs, nos clients, nos émetteurs ou bien encore notre écosystème financier. 
Afin de mener à bien cette mission, la Direction des Transitions Durables, travaille actuellement sur plusieurs axes de développement. 

Le premier est de clarifier notre positionnement en matière de transition climatique, mais également sur la biodiversité. Par exemple, nous allons publier prochainement notre politique d'exclusion relative à l'huile de palme. 

Un autre axe important est de compléter et de renforcer la cohérence de l'ensemble de nos politiques ESG. Nous allons continuer à nous aligner sur les meilleures pratiques de marché tout en cherchant un peu de flexibilité pour nous permettre d'accompagner de manière plus efficiente les entreprises qui sont en train de transitionner vers une économie durable.

Pour ce faire, et ce sont là les troisième et quatrième axes, nous allons renforcer la partie qualitative de nos méthodologies et de nos analyses extra-financières. Nous allons accroitre et organiser encore davantage nos actions en matière de stewardship avec le développement de trames d'engagement sectorielles, avec un process d'escalade plus transparent ainsi qu'un pilotage plus précis et dans le temps de nos actions d'engagement et de la résultante.

Enfin, le dernier axe consiste à accentuer le développement de gammes de fonds thématiques différenciantes et complémentaires, au-delà de notre stratégie « Climate and Social impact bond ». 
• Une gamme que je qualifierais d’« ISR pur », alignée sur les exigences du Label ISR « V3 », couvrant les taux et les actions, afin de permettre une allocation d’actifs efficiente
• Une gamme de transition « Brown-to-Green » visant à financer la transition de toute l'économie, incluant les entreprises des secteurs fortement émissifs, en s'appuyant sur une analyse qualitative exigeante, grâce à notre méthodologie propriétaire d'évaluation des stratégies climat et en s'appuyant également sur des actions d'engagement renforcées 
• Une offre à impact à travers notre expertise et notre positionnement marqué sur les obligations durables, classe d'actifs sur laquelle nous avons plus de 40 milliards d’euros d'encours sous gestion aujourd'hui. 

 

  • Nathalie Beauvir

    Nathalie Beauvir

    Directrice des Transitions Durables

  • Philippe Waechter

    Philippe Waechter

    Chef Économiste